L’air s’engouffre par les fenêtres grandes ouvertes. Il décoiffe, assèche les rigoles de transpiration, oblitère les tympans, s’acharne sur les sièges, les appuie-tête et le tableau de bord. Le pare-soleil tressaille sous ses assauts. Serge, les mains crispées sur le volant, se concentre sur les lignes défraîchies qui tracent la voie du retour. S’il ferme les yeux, il n’atteindra jamais son but. Il sait qu’il devrait s’arrêter pour dormir, ne serait-ce que quelques minutes, mais il est presque arrivé, un quart d’heure à peine, et, avec cette canicule, dormir au bord de la route… La radio dégurgite une chanson aux paroles horripilantes. On s’en moque que tu boives du café le matin, ta vie n’intéresse personne, pauvre type ! D’un index rageur, il cherche une autre station, choisit d’écouter les informations et augmente le volume pour que la voix du commentateur surmonte les déchirures hystériques du vent. Une guerre dans un pays lointain… Ridicule… Pourquoi les gens se battent-ils ? Comment en ont-ils la force ? Il voudrait juste dormir un peu.
Il ralentit devant le feu rouge. L’avant-dernier… À l’arrêt, la chaleur devient intenable. L’air se solidifie, le faux cuir brûle la peau, les dents fondent. Comment se débrouillaient les gens avant l’invention de la climatisation ? Aux heures les plus chaudes, ils se terraient dans leurs maisons. Il se laisse aller à fermer les yeux. Juste un instant… Des bruits de klaxon le réveillent en sursaut. Le feu est passé au vert. Serge appuie sur l’accélérateur et traverse le carrefour à l’orange.
Le paysage familier défile, soporifique. Manque de chance, la circulation s’intensifie et un embouteillage se forme devant le dernier feu rouge. L’envie de dormir devient une douleur sourde, un engourdissement des membres, une liquéfaction de la volonté. Il lutte pourtant, se pince, crie à tue-tête, met une station musicale et hurle de concert avec la mélodie insipide. La sueur pique ses yeux, imbibe sa chemise et envahit ses narines de son odeur âcre et persistante. Il passe sa langue sur ses lèvres craquelées. Lorsqu’il arrivera chez lui, avant de retirer ses habits répugnants et de prendre une douche, il se versera un grand verre d’eau glacée. Il gardait toujours une bouteille dans le réfrigérateur.
Il franchit enfin ce foutu croisement. Encore un petit effort… Il ne travaillait pas le lendemain… S’il se réveillait au milieu de la nuit, il pourrait sommeiller dans la journée. Toutes ces heures perdues à ressasser les reproches que son patron… Tout le monde peut se tromper ! Même cet abruti gonflé de sa propre importance. Hypocrite ! Audience avant licenciement… Juste une formalité pour se débarrasser de lui. On vous amadouait avec un improbable espoir, mais tout était écrit d’avance. Dans une semaine ou deux, il serait au chômage.
Merde ! Il a raté la sortie ! De l’autre côté de la route, l’entrée de son village le nargue. Sur une impulsion, il donne un coup de volant à gauche. Un type freine à mort et se fait emboutir à l’arrière. Serge percute la barrière de sécurité et s’immobilise. Sur sa droite, un camion arrive à toute vitesse. Il klaxonne sans arrêt, un long cri de baleine échouée. Les baleines échouées criaient-elles ? Serge appuie sur l’accélérateur, la voiture pulvérise la barrière et bondit. Le camion vire, l’évite de justesse, traverse les voies en sens inverse et télescope les véhicules à l’arrêt.
Serge file vers l’entrée du village, s’engage dans la rue du Puit, si calme, ombragée de vieux chênes, se gare, éteint le moteur, sort de la voiture sans un regard pour le capot défoncé, pénètre dans la maison, se précipite dans la cuisine et se verse un verre d’eau qu’il avale à grands traits.
Alors que nous subissons la canicule habituelle de nos étés implacables, une vague d’embouteillages sans précédent vient frapper le pays. Le nombre de véhicules a-t-il grandi en cachette durant la crise du Corona, pour se dévoiler d’un coup maintenant que la menace du virus est passée ? En tout cas, même si j’évite au maximum de prendre la route, je me suis plusieurs fois retrouvé l’otage impuissant de ces circonstances accablantes. Heureusement, la climatisation fonctionnait.
Bien sûr, Serge, le protagoniste de cette histoire, n’aurait pas dû agir comme il l’a fait. Mais vous pouvez peut-être le comprendre. Avez-vous déjà éprouvé le sentiment que, votre patience épuisée, vous pourriez, à la moindre provocation, piquer une crise de rage dévastatrice ou commettre des actes que vous regretteriez par la suite ?
Merci à vous, qui suivez ce blog. Merci de prendre le temps de lire mes textes. Et, malgré les ennuis inhérents à nos pauvres vies d’humains, je vous souhaite de rester aussi calme que possible.
À bientôt,
L.M. Rapp
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