Dessous
Les Jardiniers lui avaient indiqué la direction générale à prendre, mais c’était à lui, avec pour seul guide la finesse de son odorat, qu’incombait la tâche de procéder au prélèvement. Accompagné par l’attente de ceux restés en arrière, par leur faim qui se mêlait à la sienne, par leur espoir qui le soutenait dans ce tunnel sombre, Chile avançait lentement, creusait la terre avec sollicitude, pour qu’elle accepte son intrusion et demeure bienveillante. Il la poussait sous son ventre puis vers ses pieds et la refoulait vers les membres du clan qui se chargeraient de l’évacuer plus loin, sous un buisson épais, à l’abri des regards. Avide d’exécuter sa mission, ennivré de la puissance de son corps jeune et sain, il s’efforçait de prévenir les vibrations qui pourraient révéler sa présence aux Disgraciés. Il reculait plus qu’il n’avançait et s’appliquait à dégager le tunnel, son unique voie de retrait, et à tasser ses parois.
Lorsqu’il atteignit enfin la Couvée, ses yeux se remplirent de larmes et il s’en voulut de son émotivité. Avec une précaution infinie, il entreprit d’extraire le premier tubercule, prononça la prière des Remerciements et de la Repentance, sectionna le rhizome de ses ongles aiguisés, détacha la besace, y déposa la pomme dorée et se mit à la recherche de la suivante. Depuis son plus jeune âge, il s’était entraîné durant de longues heures à parfaire sa technique : tâtonner sans bousculer, dégager sans appuyer, couper d’un coup sec et précis, pour éviter qu’un mouvement ne se transmette au feuillage.
Au bout de quelque temps, satisfait de sa cueillette, Chile comprit qu’il devait s’arrêter. Le Peuple Secret laissait toujours à la plante de quoi survivre et même se reproduire. Il ferma sa besace et allait repartir, lorsqu’il effleura par hasard un tubercule de grande taille qui semblait l’attendre. Il hésita… Un tel spécimen pourrait nourrir un petit durant une journée entière, peut-être deux… Il n’ouvrirait pas la besace, mais le glisserait sous sa chemise. Il le nettoya, coupa le rhizome et…
Un coup d’une violence inouïe lui entailla l’épaule. Chile se retint de crier, s’aplatit sur le sol et battit en retraite. Mais les coups se succédèrent, sur son crâne, ses bras, son torse… La terre protectrice se transformait en ennemi. Elle s’effritait, l’aveuglait, rentrait dans ses narines et sa bouche, bloquait son unique voie de sortie. Des mains le saisirent et le hissèrent à la surface. Ébloui par une luminosité stridente, il ferma les yeux. Des cris retentirent :
« Je vous l’ai dit, vous ne m’avez pas écouté, vous ne m’écoutez jamais… J’ai vu les feuilles trembler et le sang tacher la pelle…
— Amenez la corde, nous allons le pendre… là à cet arbre… »
Ils l’entraînèrent jusqu’à… un arbre. Il en avait déjà vu sur des peintures rupestres et savait utiliser leurs racines, mais jamais il n’aurait imaginé qu’ils pouvaient atteindre une telle hauteur.
« Qu’il est laid ! Il pue trop…
— Cette peau blafarde, ces yeux rouges et ces ongles comme les griffes d’un animal… »
À leurs cris se mêlèrent des éclats de rire grossiers. Les yeux remplis de larmes, Chile parvint à apercevoir ses agresseurs. Un homme avec une excroissance qui poussait sur son crâne, si grosse, qu’elle s’appuyait sur son épaule et l’obligeait à pencher la tête, un individu à la mâchoire inférieure atrophiée, un autre couvert d’une toison drue, une femme avec une oreille au milieu du front… Il ferma les yeux. Leurs hurlements transperçaient ses tympans.
« Ce voleur… on va lui donner une leçon… »
Il sentit la rudesse de la corde autour de son cou. Il aurait voulu leur dire qu’ils se trompaient. Que le Peuple Secret n’avait jamais volé, qu’il avait conservé les tubercules depuis des générations et les avait disséminé alors que les Disgraciés avaient oublié depuis longtemps l’art sacré du Jardinage.
« Laissez-moi la vie sauve… je travaillerai pour vous… »