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Adèle ignora les récriminations de Libby et se précipita dans la cuisine. Cinq heures et quart… Yael et Nimrod habitaient à l’autre bout de la ville. Elle espérait que l’électricité reviendrait bientôt et avec elle, le privilège de pouvoir circuler. D’un autre côté, s’ils arrivaient en retard, cela lui laisserait plus de temps pour s’organiser. Et s’ils ne venaient pas, elle regarderait avec Alon un épisode de leur série… Ah… Pas possible sans électricité… Ils liraient donc à la lueur d’une bougie. Elle éprouvait l’envie d’une soirée tranquille. Elle ouvrit le frigidaire, en extirpa trois petites laitues hydroponiques, se ravisa, s’empara de concombres et remarqua une flaque d’eau sur le sol.
« Maman, combien de temps ça va durer ?
— Quoi donc ? »
Adèle s’accroupit pour vider le placard sous l’évier.
« Qu’est-ce que tu fabriques ? Du rangement ? Je croyais que tu devais cuisiner. On pourrait se rendre chez le technicien, même si tu ne comprends rien à la technologie… De toute façon, ce n’est pas toi qui vas le réparer. Sans téléphone ni télévision, on va mourir d’ennui dans cette maison. Combien de temps va durer la panne ? »
Adèle inspira à fond et répondit d’un ton posé.
« Je n’en sais rien… Appelle la compagnie d’électricité.
— Moi ? Pourquoi pas toi ? Et puis, c’est impossible sans téléphone. Ne trouves-tu pas bizarre que le fixe et le mobile aient cessé de fonctionner au même moment ?
— Je me demande d’où vient cette flaque.
— Le tuyau est perforé.
— Mais pas du tout…
— Si tu portais tes lunettes, tu verrais des petits trous minuscules. Regarde ici… Oups ! »
Le plastique avait cédé sous la pression du doigt et l’eau se mit à couler comme d’un robinet ouvert. Adèle se redressa pour chercher un seau et des serpillières, puis s’immobilisa et se tourna vers le frigidaire. Elle attrapa la poignée et serra. Elle la sentit se désagréger sous sa main, laissant apparaître une arête métallique.
« Maman, ça ne va pas ? Réponds-moi ! »
Adèle éprouva la sensation que le sol ondulait sous ses pieds. Elle avait dû pousser un cri. Elle devait se calmer et réfléchir. Elles se trouvaient au quinzième étage d’un immeuble qui était composé de métal et de béton — du moins son squelette — et qui n’allait pas s’écrouler tout de suite.
« Remplis les bouteilles, toutes les bouteilles de la maison… Non, pas celles en plastique, les autres…
— Mais pourquoi ?
— Ne discute pas ! »
La terreur avait transpercé dans sa voix et l’adolescente obtempéra sans lutter. Adèle partit chercher deux sacs à dos et y enfourna des crackers, des biscuits, quelques boîtes de thon, des tablettes de chocolat, un pain encore congelé. Quoi d’autre ? Où était passée la lampe de poche ? Quelques habits… un rouleau de papier toilette, une trousse de premiers secours… Le couteau… le couteau pliable qu’elle utilisait pour la vannerie…
« Prends ton manteau ! je te dis que tu vas prendre ton manteau, même si je dois t’en faire un chignon. »
Libby pleurait. Malgré les résultats scolaires médiocres, Adèle n’avait jamais douté de l’intelligence de sa fille. Elle la prit dans ses bras et l’embrassa. Une bouffée de transpiration lui agressa les narines. Elle inspira et la serra plus fort. Elle avait allaité cette enfant, l’avait porté des heures durant, l’avait aidé à apprendre ses leçons et assisté aux concerts de fin d’année… Où était passée la fillette rieuse ? Ce corps inachevé semblait trop grand, presque disproportionné.
Avant de partir, elle laissa un mot pour Alon. Il travaillait à Herzliya, dans la direction qu’elles allaient bientôt prendre. Une fille à l’armée à la frontière nord du pays et un fils en vadrouille sur le continent américain. Ne les reverrait-elle jamais ? En un instant, leur famille s’était désagrégée. Elle retint ses larmes et ferma la porte à clé.
Plusieurs centimètres d’eau recouvraient le sol. Adèle s’arrêta devant la cage d’escalier et alla frapper chez les voisins, les seuls qu’elle connaissait bien dans cet immeuble. Elle se contentait d’échanger quelques salutations guindées avec les autres quand elle les croisait dans l’ascenseur, mais avait sympathisé avec Guita et Léon. Guita ressemblait à un personnage de dessin animé avec ses attaches fines et son corps charnu moulé par des habits trop étroits, tandis que Léon avait conservé une allure juvénile jusqu’à son crâne qui, parsemé de rares cheveux, rappelait celui d’un nouveau-né. Ils portaient tous les deux des bottes en caoutchouc, vert bouteille pour lui, imprimées de marguerites, pour elle. Sans prêter attention à leurs flots de paroles, Adèle se dirigea vers la cuisine, s’empara d’une cocotte vide, s’accroupit sous l’évier et défonça le tuyau. L’eau se mit à couler dans le récipient. Elle stoppa les exclamations affolées de Guita en distribuant des instructions.
« Vite, prenez ça et allez le remplir dans la salle de bain. Libby, attrape ! »
Les canalisations principales aux couleurs vives, étaient dispersées comme des œuvres d’art abstraites dans la ville. De gros tuyaux en métal, à part sans doute les incontournables joints d’étanchéité… Quelqu’un finirait par fermer les vannes du précieux liquide et l’eau cesserait d’arriver aux appartements. Après avoir rempli plusieurs récipients et s’être inquiétée pour la santé du vieux couple, elle leur annonça qu’elles se rendaient chez ses parents.
« Quoi ? En voiture ? s’exclama Libby.
— Non.
— Mais c’est beaucoup trop loin ! »
Les adultes échangèrent un regard.
« À un rythme de marche moyen de cinq kilomètres à l’heure, nous y arriverons dans cinq heures.
— Pourquoi ne pas rester ici ?
— Je préfère rejoindre mes parents. »
Cette raison suffit à neutraliser toute protestation de la part du vieux couple. Au contraire de leur fils qui vivait dans le Néguev, leurs filles habitaient tout près et ils espéraient leur venue. Sinon, pourquoi se seraient-ils installés dans cette tour ? Une démarche que les parents d’Adèle n’avaient jamais voulu entreprendre : ils vivaient à une vingtaine de kilomètres de là, dans un village autrefois agricole et maintenant devenu résidentiel. Elle leur avait bien vanté les mérites de ces tours si confortables, nichées au milieu de commerces attrayants et de jardins à la pelouse lustrée, mais ils avaient toujours refusé d’abandonner leurs plants de tomate et leurs arbres fruitiers. Elle proposa sans y croire aux voisins de les suivre et accepta leur refus sans insister. Elle aurait pu leur dire, qu’à son avis, Tel-Aviv, comme toutes les mégalopoles, deviendrait bientôt invivable, mais à quoi bon les inquiéter davantage ? Elle leur donna les clés de l’appartement, leur fit promettre de s’en servir s’ils manquaient de quelque chose et les quitta.
Elles entamèrent leur descente à la lueur de la lampe de poche. L’eau, qui arrivait à leurs chevilles, se déversait en ruisseau. Elles s’enfonçaient en spéléologues égarés dans les profondeurs d’une grotte et, à la marée montante, mourraient noyées ou bien étoufferaient dans les vapeurs délétères exsudées par l’immeuble pourrissant. Libby éclata en sanglots.
« Ne t’inquiète pas, nous allons descendre tous les étages les uns après les autres, une marche à la fois. Sais-tu à quel étage nous sommes ? Moi non plus… Et bien à partir de maintenant nous allons compter. Comme je suis bête… C’est écrit bien sûr. Je ne prends jamais les escaliers d’habitude. Voilà ! Huitième étage. Nous avons déjà descendu la moitié. Allez, encore un petit effort… Tu ne peux plus respirer ? »
(À suivre)
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