À cause du retard de la baby-sitter, Cécile, qui se changeait pour la vingtième fois, avait assigné son mari à la corvée du repas. Le regard de Sébastien glissa du bol lové dans sa main vers le nourrisson qui le toisait de sa chaise haute. Il se serait contenté de préparer un biberon, mais savait que l’humeur de sa femme dépendrait de la quantité de purée ingurgitée. Les contorsions d’Hippolyte obligèrent Sébastien à passer à l’action. Il planta la cuillère dans la boue verte avec une assurance feinte. Il souriait, encourageait de la voix et s’abaissait même à imiter un avion, mais les quelques cuillérées qui franchirent la barrière des lèvres butées furent aussitôt éjectées sur le menton luisant, avant d’être étalées jusqu’aux cheveux par un poing minuscule et irascible. Hippolyte, sourcils froncés et yeux brillants au milieu du maquillage guerrier, détournait la tête, criait, repoussait de toutes ses forces l’attaque de son géant de père. Pris d’une inspiration subite, Sébastien se cacha le visage, le dévoila soudain — « Coucou ! » — et profita d’un éclat de rire pour enfourner une grosse cuillérée dans la bouche béante. Celle-ci se referma, les joues se gonflèrent et expulsèrent, d’entre les lèvres pincées, une vaporisation morveuse, que Sébastien reçut en pleine figure. Il ne lui restait plus qu’à fouiller le panier à linge dans l’espoir d’y trouver une chemise encore présentable.
J’ai rédigé ce texte dans le cadre du Club Contreforme. Tous les mois, nous écrivons une microfiction sur un thème donné et cette fois, il s’agissait de « L’esprit de résistance ». Sur fond d’images de guerre en Ukraine, j’ai choisi de parler des premiers germes de résistance chez un bébé. Voici un lien vers une explication simple et illustrée du « faux et vrai self », théorie élaborée par Donald Woods Winnicott, et un autre, vers les explications plus détaillées de Wikipédia.
Laissons les nourrissons s’exprimer !
À bientôt,
L.M. Rapp
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